Le semi-entoilé n’existe pas

Avant-propos

Va trouver plus gros poncif que ça dans la bouche des auto-proclamés papes d’el famoso art sartorial : le semi-entoilé, c’est rigoureusement différent, ça n’a rien à voir, c’est le jour et la nuit comparé à l’entoilage thermocollé. Passons sur le fait que bien souvent les gens qui professent de telles inepties ne sauraient pas recoudre un bouton correctement et analysons un peu le propos. Certes, ils ne sont pas tailleurs, n’ont jamais appris ni à couper ni à apiécer une veste et sont bien incapables de saisir la différence entre “relarge” et “embus”. Mais bon, comment ne pas se dire que sur un malentendu ça peut passer, ils ont peut-être raison...

Ainsi, selon les grands manitous de la sape mal accordée, il y a deux genres de veste, celle qui est thermocollée et celle qui est entoilée (semi ou complet). La première, c’est la mauvaise veste. On prend son devant et pour le rigidifier, lui donner une consistance et un tombé, on applique sur le tissu une couche de toile thermocollante qui est ensuite collée au drap de laine par une presse (qui fait adhérer la colle du thermocollant au tissu par l’effet de la chaleur). C’est mal parce que ça ne respire pas, c’est trop rigide, ça n’accompagne pas le corps, ça fait des cloques immondes au premier passage au pressing et ça a un toucher franchement insupportable. En bref, c'est le mal et vous ne devriez surtout pas investir vos quelques deniers péniblement gagnés à la sueur de la machine à café d’un open-space livide de Bourg-en-Bresse dans cette merde.

La deuxième catégorie de veste, c'est le nirvana, le grand frisson, l’harmonie céleste, c’est l’entoilé ! (semi ou complet bon... différence de degré et non de nature pour les apôtres du style). L’entoilé donc, c’est une toile de laine non raffinée montée librement et qui peut avec amour flotter dans le corps de votre veste. C’est l’extase de la légèreté et de la structure, d’un tombé harmonieux et fluide, d’un toucher léger et subtil. Et la différence entre le semi et le complet... Roh, vous savez ma bonne dame, presque rien, rien que la longueur de la toile qui dans le premier cas ne couvrirait que la poitrine et dans le second irait jusqu’au bas de la veste, donc franchement quelle différence !?

Et bien, différence justement, il y a ! C’est ce qu’on va explorer dans cet article qui devrait, si tout se déroule bien, vous convaincre de ne plus jamais écouter la majeure partie de l’internet français sur l’entoilage. Naturellement de ne plus jamais investir quoi que ce soit dans une veste “semi-entoilée” et si vous n’avez pas les moyens de recourir à un artisan qualifié pour vous faire des vêtements, ce qui est j’imagine le cas de la grande majorité des gens, même de ceux qui lisent ces lignes, d’aller chercher des vêtements fait main en seconde main si vous voulez avoir sur le corps une veste avec une structure à tout le moins correcte. Car oui, n’en déplaise aux diplômés d’école de commerce adeptes de web/design/marketing/ia 9.0, la seule distinction qui vaille est à faire entre un vêtement fait à la main et un autre fait à la machine et il n’y a que la première catégorie qui intéresse les amateurs de qualité.

Le mot “entoilé” ne veut rien dire, ou alors pas ce que vous croyez

Les gens ne cousent plus, ce que je trouve personnellement très triste. Même si ça m’a valu des avances cavalières de quelques adeptes de la jaquette volante, je suis un homme.e.s qui coud quand il a du temps libre. Donc, on va discuter un peu de ce que toute bonne grand-mère sait, même si elle passe son temps à coudre des bavettes et que les adeptes du fameux art sartorial ignorent absolument, à savoir quelques éléments de vocabulaire.

Une veste thermocollée est une veste entoilée. Oui oui, une veste thermocollée est entoilée. Dans notre langue, “entoiler” signifie, par n’importe quel procédé, rigidifier un tissu. Si vous êtes des gens de goût, vous portez une chemise à l’heure actuelle et vous pourrez aisément constater en caressant langoureusement votre col qu’il est plus rigide que le reste du vêtement, il en va de même pour les poignets. Cet effet n’est pas produit par l’empilement de deux couches d’un même tissu fluide (le poids d’un tissu de chemise va chercher autour de 100g/m2 en général, ce qui est très léger). Sinon l’empiècement dans le dos aurait la même rigidité, ce qui fort heureusement n’est pas le cas. Ainsi, cette rigidité salutaire pour le bon aspect de la chemise est produite par un procédé d’entoilage. Le plus souvent, une toile thermocollante est appliquée sur l’une des deux pièces qui forment le tombant du col, le montant du col et les poignets. Votre chemise est donc entoilée, c'est-à-dire rigidifiée, mais par une toile thermocollante. C’est ça la définition de “l’entoilage”, l’utilisation d’une toile intermédiaire entre deux tissus pour en rigidifier la tenue. C’est pour cela que sur n’importe quel site commercial pour couturière du samedi après-midi, les toiles thermocollantes sont nommées “entoilage”. Rien de plus logique.

Maintenant que je vous ai donné l’anecdote linguistique pour frimer devant vos 3 potes rencontrés sur des forums obscurs, on va discuter de ce qui différencie vraiment des vestes dites thermocollées, semi-entoilées et entoilées, autrement dit vraiment pas grand-chose pour ne pas dire absolument rien dans la grande majorité des cas.

Le semi-entoilé est un vaste foutage de gueule

Vous allez finir par me détester, c’est mon premier article et je n’ai toujours pas justifié mon titre, donc on va y aller et plonger dans le sujet, parlons quelques instants du semi-entoilé.

Comparons donc, avec quelques photos de vestes démontées, éventrées et souillées, la différence concrète entre ces deux concepts : le thermocollé et le semi-entoilé.

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Ici, le démontage d’une veste dite “thermocollée” (figure ici le devant et le petit côté, une fois la parementure et la doublure retirées ainsi que l’épaulette pour rendre tout cela plus lisible). Il ne fait aucun doute qu’une toile thermocollante a été appliqué sur le tissu (de couleur blanchâtre) par une presse dans l’usine de fabrication. On est donc bien en face d'une veste thermocollée, aucun doute. Cependant, vous remarquerez que le traitement réservé à la poitrine et à l’épaule est différent de celui réservé au reste du vêtement. En effet, il y a une poitrine ! Elle est traditionnellement composée d’une espèce de pad à la forme analogue à celle du devant haut de la veste (revers excepté) qui comprend de la toile tailleur (ce n’est pas du crin de cheval donc c’est sans doute de la laine non raffinée ou un mélange entre de la laine et des tissus synthétiques). Ce pad est surmonté parfois d’une couche de ouate, pour soit ajouter de l’épaisseur, soit empêcher le contact de la toile avec la peau à travers la doublure. Tout ça pour vous dire que même dans une veste dont la nature thermocollée ne fait aucun doute, m’ayant coûté 2 francs 6 sous dans l'Emmaüs du coin, ne pouvant en rien être nommée “semi-entoilée” selon les principes conceptuels de la sartorialierie numérique et bien, il y a de la toile tailleur dans la poitrine. Choc et stupeur vous emplissent, je l’espère, tant c’était inattendu ! Et comme je sens que la polémique est partout derrière cette déclaration, je peux vous assurer que j’ai trouvé de la toile tailleur dans toutes les vestes thermocollées que j’ai démontées et j’en ai éventré un certain nombre !

Le point fondamental qui devait faire la différence entre la veste thermo et semi-entoilée eh bas... Il n’existe pas. Le coup porté est dur mais on continue, j’ai encore des trucs à dire, et vous n'avez sans doute rien de mieux à faire que de me lire.

On va désormais s’attaquer au démontage d’une veste qui coche les principes d’une semi-entoilée, à savoir dont le plastron est monté en “libre” (comprenez par là que les coutures qui retiennent l’entoilage au corps sont les uniques coutures “pad stitching” qui attache au revers la toile de laine de l’entoilage ainsi que la couture de l’emmanchure et non par des procédés de thermocollage).

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Je vous l'avoue, la différence avec les photos précédentes n’est pas absolument renversante. Je m’excuse, cet article envoie beaucoup moins de rêve que la majorité des autres sur le merveilleux semi-entoilé.

Allons-y, vous constaterez sans peine qu’ici aussi la totalité du vêtement a été copieusement arrosée de toile thermocollante (en beige rosé). On remarque peu ou prou le même pad bizarre dans la poitrine, la seule différence est qu’ici il descend un peu plus bas et qu’il y a une couche de ouate. Je précise ici que même si la ouate était absente dans la veste dite “thermocollée” que j’ai démontée plus tôt cette absence est bien davantage une exception qu’une règle, la ouate est dans la grande majorité des cas présente dans ce genre de veste également. En fait la seule différence fondamentale sic entre cette veste et la précédente se situe dans le revers. Ici, la toile a l'immense l'audace d’aller jusqu’au revers, tout arrive ! Vous avez sûrement entendu la bande de “mes blogueurs ont du talent” vous faire le couplet mille fois sur l’importance de l’entoilage du revers, que ça donnait un roulé, une volupté, une beauté inégalée, des cheveux aux aveugles et des yeux aux chauves et bien voilà, bienvenu au paradis le revers est entoilé ! En fait, c'est la seule différence notable entre les deux constructions. Si ça vous branche de payer deux fois le prix pour ce genre de connerie, ça vous regarde, mais quand même faut aimer se faire prendre dans les grandes largeurs !

Évidemment, je ne peux pas vous garantir que toutes les marques vendent le même semi-entoilé, en fait ça me paraît même très improbable, ça doit dépendre du cahier des charges des marques et surtout des différentes usines, dans le monde de la confection industrielle, on trouve de tout.

Cependant, il n’est pas compliqué de garantir que même s'il y a une variabilité des qualités dans le “semi-entoilé”, d’abord vous ne pouvez pas éventrer une veste en boutique avant d’acheter donc vous ne pouvez pas vous assurer que ladite qualité soit plus ou moins là et ensuite une veste faite en industrie obéira partout aux mêmes déterminants. Il faut accélérer les processus pour réduire les coûts. Cet impératif conduit à la mécanisation des processus de production. Pour le dire autrement, à moins d’acheter sa veste chez Kiton, rien n’est fait main sur ce que vous achetez dans la majorité des cas. Le problème, c’est que le tissu ce n’est pas de l’acier trempé, ça n’obéit pas à la machine comme à la main de l’homme. Prenons l’exemple de l’entoilage du revers, il est tout à fait inutile de le coudre à la machine, ça n’a aucun intérêt. Car ce que l’on recherche c’est à obtenir un roulé dans le revers, pour cela le tailleur lorsqu’il coud la toile au tissu prend soin de toujours coudre alors que le revers est enroulé, ce qui permet au drap du costume d'imprimer une forme produite en raison de la différence de volume entre le tissu principal et la toile tailleur qu’on obtient avec ce positionnement particulier de la main pendant la couture ainsi que grâce au type de point de couture (le fameux pad stitching). Dans le cas d’un entoilage fait à la machine, bien que durant la couture les deux tissus soient légèrement coudés l’effet produit est très différent, en l’occurrence quasi aucun effet n’est produit, il n’y a pas de rouler car il n’est pas mis en œuvre la technique qui permette de l’obtenir, une machine en est, pour le moment tout du moins et à ma connaissance tout à fait incapable.

Exemple de l’entoilage d’un revers à la machine, admirez le respect ancestral des traditions tailleurs. (Source: Pad-stitching by machine / jack_jdsuit / Instagram)

Exemple du résultat obtenu par un entoilage du revers cousu main avant le travail au fer. (Source:Pad stitching the lapels / krarimtailoring / Instagram)

Pour vous en convaincre, voici un comparatif des fameux roulés des deux vestes que vous avez vues démontées auparavant :

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Franchement moi, je ne suis pas convaincu par la fondamentale différence entre les deux approches. Est-ce que ça roule légèrement plus sur la veste “semi-entoilée” ? Oui, bon, si on travaille ardemment pour s’en convaincre on devrait réussir à y arriver mais ça ne saute qu’assez peu aux yeux.

Je dois à l’honnêteté de vous montrer avec précision la différence entre ces deux constructions, à savoir le revers piqué à la strobel de la veste semi-entoilée. Je précise ici que c’est la seule partie du devant sur une veste “semi-entoilée” qui n’est pas arrosée de thermocollant, sinon cette piqûre passerait d’un intérêt relatif à l’absence absolue d'intérêt.

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La seule différence véritablement notable est la piqûre (que vous voyez en blanc presque transparent) faîte à la machine. Elle crée un différentiel de volume entre le drap du costume et l’entoilage qui, certes, le force quand on le retourne à retrouver sa place contre la poitrine. C’est la vérité, mais cela n’a qu’une influence esthétique et pratique très faible sur la veste une fois finie, comme sur la longévité globale du vêtement qui est tout de même thermocollé et donc souffre des défauts du thermocollage, variable en fonction de la qualité, l’épaisseur et de la juste correspondance entre la toile thermocollante et le drap de laine du costume. Autant de facteurs que vous ne pouvez pas évaluer en boutique.

Cette constatation nous amène à ce qui, au fond, est le seul sujet qui puisse être un tant soit peu important dans toute cette histoire, à quoi bon entoiler ? À quoi cela peut-il véritablement servir d’avoir une veste faite à la main par un vieillard moustachu, nostalgique des colonies et du Général qui lui, au moins, savait faire les coups d’État correctement ?

Une veste véritablement entoilée : différentes méthodes et pratiques de l’entoilage

Vous pardonnerez le fait que cette partie regorge bien plus de dessins et de schémas techniques que de photos, je vous aime bien mais faut pas pousser, je ne compte pas détruire les quelques vestes faites à la main que je possède pour impressionner trois clampins sur internet.

L'enjeu de cette dernière partie est de rentrer dans la théorie de l’entoilage, vous faire sentir que la classification tripartite thermo-semi-complet est vraiment absolument idiote quand on se retrouve devant une table de coupe et qu’on a l’idée un peu conne de se demander comment on va construire son entoilage. Évidemment, je n’ai pas la science infuse et on se moque assez des singes savants d’Internet ici pour que je me pose en repère moral, alors pour toute question, remarques ou commentaires, le bien nommé espace des réflexions est plus bas et j’y campe déjà, je vous y attends.

Les toiles tailleurs, un bordel sympathique

(oui, il n’y a de sous-parties qu’au III, mais ce n’est pas un mémoire universitaire donc on s’en fout).

Sujet qu’on a rapidement effleuré dans les parties précédentes, il y a plusieurs sortes de “toiles tailleurs”, et on n'est pas juste accro à la différenciation à tout prix, quand on pense un entoilage, on part des effets produits par les différentes toiles.

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(Gauche) Toile tailleur 100% laine non raffinée légère / (Droite) Toile tailleur mélangée laine/viscose épaisse.

D’abord la toile tailleur la plus classique, qui est aussi souvent appelée toile tailleur sans se creuser la tête beaucoup plus. C’est celle qu’on utilise pour recouvrir la totalité du devant, sûrement celle avec laquelle la majorité d’entre vous êtes familier, c'est la plus connue et répandue sur les photos trouvables sur Internet. Pour les jolies toiles, c'est de la pure laine non raffinée, ce qui donne cet aspect brut, C’est un tissu très agréable à travailler je dois dire avec un toucher sympathique. Il en existe des versions tout à fait comparables qui sont faites avec des mélanges, laine/lin/mohair/chèvres... Tout ce que vous pouvez imaginer. Il y a aussi des versions avec des étoffes moins nobles comme de la viscose sur le marché, je n’ai pas observé que la présence de viscose produise un travail inférieur et je dois dire, il m’arrive d’utiliser des toiles dans lesquelles elle est présente et ça n’est pas déplaisant.

Il est à noter un point important, on entoile pour renforcer un vêtement, lui donner un tombé et jouer sur ces formes et son esthétique, donc on entoile avec une toile qui correspond au drap dans lequel on coupe le vêtement. Tous les entoilages ne vont pas avec tous les tissus. Les principales différences tiennent au poids des entoilages, à leur matière et à la façon dont ils sont tissés. Un tissu lourd, disons une flanelle de 420g/m2, doit être entoilé avec un entoilage plutôt lourd, qui ait de la consistance. Là où un lin pour l’été trouvera une meilleure combinaison avec une toile de laine d’entoilage légère pour l’été. Pour un tissu lourd, on veut un entoilage lourd et pour un tissu léger un entoilage léger, au moins en règle générale. Ainsi, n’importe qui qui vous dit qu’entoiler une veste de 420g/m2 avec une toile tailleur de 135g/m2 est une idée brillante est certainement aussi fiable que le discernement de Joe Biden. Si on vous en donne le choix, optez pour des entoilages lourds si vous commandez des vêtements d’hiver, ça tient plus chaud, ça correspond au tissu, ça vieillit mieux et ça permet un travail sur la forme du vêtement très intéressant.

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Toile de poitrine, 100% crin de cheval.

La deuxième toile la plus importante est la toile qui est utilisée dans la poitrine, c’est une toile constituée de crin de cheval. Alors, vous me direz, mon Dieu, mais pourquoi le crin de cheval ? En fait, ce n’est pas compliqué. Les toiles de crin de cheval sont constituées de fibres qui n’ont aucun problème à se plier dans un sens, mais refusent ABSOLUMENT de se tordre dans l’autre sens ! (naturellement, je parle de sens par rapport au droit-fil). C’est très pratique pour les poitrines, car c’est la partie de la veste qui par excellence ne doit pas être froissée, ça ne mettrait pas en valeur la belle carrure d’une poitrine que doit retranscrire une veste bien coupée ! Eh bien en orientant soigneusement cet entoilage, pas de risque de froissure, donc une belle poitrine en vue.

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Toile de ouate blanche, très classique.

Cependant, la toile de crin a un sérieux problème, ses fibres sont très abrasives et au contact de la peau, on passe vraiment un moment à chier. Donc, on place généralement une couche de ouate entre la toile de crin et la doublure pour éviter cet effet. Il me semble qu’on peut débattre de la présence de cette ouate, on peut ne pas en mettre partout sur la poitrine mais uniquement sur les endroits abrasifs, c'est-à-dire les bords à vifs. Cependant, en général, sauf pour les vestes que l’on cherche à rendre les plus légères et les moins chaudes possibles, on applique de la ouate sur une superficie légèrement supérieure à celle de la toile de crin et on s’assure qu’aucune fibre ne puisse traverser la ouate.

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Toile de bougan 100% coton.

Quelque chose dont peu de personnes parlent désormais le bougan. C’est une toile de coton assez particulière car une fois empilée une couche sur l’autre et mouillée, elle se solidifie. On peut l’utiliser pour rigidifier encore davantage que ne le ferait la toile seule la pointe d’un revers, la partie basse du col, on le trouve aussi pour amidonner la poche poitrine, mais dans le cas d’un entoilage de corps. J’ai personnellement plus tendance à en user pour renforcer les basques (ou quartier selon l'appellation). J’ai souvent lu que de nombreux tailleurs utilisent ou utilisaient des toiles de lin non raffinées pour servir cet objectif, je n’ai jamais eu l’occasion d’en travailler mais c’est sans doute une excellente option, encore faut-il trouver un lin bien rigide ce qui est difficile de nos jours.

Un dernier point pour vous parler de ce dont, précisément, on ne va pas discuter aujourd’hui (j’espère qu’on le fera un autre jour), le col ! En effet, le col lui aussi est entoilé, formé et plaqué grâce à une toile de lin coupée en biais dont voici une photo :

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Toile 100% lin pour entoiler le col.

Maintenant qu’on a passé en revue les différents éléments utilisés dans la conception d’un entoilage on va s’atteler à leur disposition sur le devant d’une veste, c’est la partie la plus amusante !

La disposition des toiles, le patronage de l’entoilage ou la partie vraiment sympa de toute cette histoire

Je vais essayer de vous présenter les types d’entoilages les plus répandus et leur adjoindre mes commentaires pour essayer de vous convaincre de l’idée qu’il n’y a jamais eu, n’a pas et n’aura jamais la veste “entoilée” ou “intégralement entoilée” mais que l’entoilage est une question en débat, qui va dépendre du goût, du vœu et du style de chacun.

La version basique, tellement basique que vous l’avez peut-être déjà vu sur un internet, un corps, une poitrine et au lit :

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(Ici la toile tailleur est en vert et la toile de crin est orange)

Il y a quand même quelques trucs à dire sur cette construction. Déjà, il y a une pince. On n'a pas parlé patronage dans cet article, on le fera, j'espère une prochaine fois mais basiquement une pince enlève du tissu à un endroit et crée du volume à son point (le point d’une pince est son extrémité terminale en rouge ici, c’est le même topo sur l’arrière d’un pantalon) ici, on fait une découpe, les pointillés, pour insérer la pince donc on n'a pas de point sur le dessous ce qui viendrait signer une double pince, cette manipulation qui est utilisée dans la majorité des vestes modernes évite de créer du volume au niveau des hanches mais uniquement au niveau de la poitrine. Ainsi, on va venir créer du volume dans la poitrine, ce que personne ne devrait trouver bizarre dans la mesure où la poitrine, même masculine, a un volume que l'entoilage doit embrasser, et la taille, une circonférence plus petite qu’il faut venir marquer.

Le deuxième point intéressant de cet entoilage se trouve au niveau de la ligne d’épaule. Il y a une découpe dans l’entoilage, ouverte, dans laquelle on coud une autre toile (ici je l’ai laissé blanche pour que vous visualisiez bien). Alors pourquoi donc a-t-on attaqué au sécateur rouillé un si bel édifice ? Eh bien pour le comprendre, il va falloir reparler d’anatomie qui, in fine, commande en toute matière quand on discute patronage.

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Comme vous pouvez le voir sur cette image d’anatomie, on a une sorte de creux qui vient se loger sous la clavicule avant d’en arriver à la forme de l’épaule. C’est ce creux auquel va venir s’adapter la découpe de l’entoilage pour que le corps de la veste se pose correctement sur le corps et ne réagisse pas de façon étrange ou disgracieuse.

Évidemment, je ne l’ai pas mentionné mais pour une forme d’entoilage classique on retrouve une toile de ouate sur la toile de crin pour protéger la poitrine du porteur, rien à dire de particulier, elle est cousue avec la toile de crin au corps de l’entoilage (la toile tailleur) soit avec un pad stitching horizontal, vertical ou qui intervertit l’un pour l’autre à mi-poitrine. À savoir que la manière dont est cousu ce point est indifférente, il ne sert pas à créer un différentiel de volume et donc une forme (comme c’est le cas au niveau du revers) mais uniquement à raccorder la ouate à la toile et les toiles entre elles.

Pour complexifier notre entoilage, on va faire un truc assez simple, on va lui rajouter des pièces. Tout d’abord quelque chose d’assez répandu et selon moi de plutôt intelligent, on peut ajouter une plaque d’épaule au niveau de la ligne d’épaule.

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C’est une couche de toile tailleur coupée en droit-fil qui s’insère au niveau de la couture d’épaule et qui sert à renforcer et améliorer la netteté de cet endroit. Je dis que je trouve ça intelligent car l’épaule est l'endroit, sur un devant de veste qui est sans doute le plus anguleux et complexe, aussi si on opte pour des épaulettes plutôt légères, voir pas d’épaulettes du tout, ajouter de la netteté à la ligne d’épaule via une plaque d’épaule ne peut pas faire de mal. C’est une bonne idée qui ne mange pas de pain.

Si on veut encore rendre cette histoire un peu plus compliquée, on peut s'intéresser aux basques.

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C’est quelque chose qu’on voit peu mais certains utilisent des toiles, souvent de lin, personnellement je lui substitue le bougan, pour renforcer ici la tenue des basques, c’est sûrement davantage une question de goût qu’autre chose, selon qu’on préfère avoir des basques plutôt plus ou moins rigides. Cela doit également améliorer le tombé global de la veste, pourquoi pas au final, sur un vêtement de mi-saison ou d’hiver qui ne nous fera pas crever de chaud à cause d’une couche de tissu en plus (en trop).

Pour complexifier encore un peu cette histoire on peut aussi ajouter des pinces pour ajouter du volume dans la poitrine.

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J’ai le sentiment que c’est plutôt quelque chose de rare dans le vêtement masculin, ça trouverait plus d’utilité si on parlait des femmes. Cependant, si vous voulez un vêtement avec un peu plus de volume à la poitrine, on ne peut que conseiller cette option. Le rendu, en termes de style, sera plus maximaliste et clivant mais il y a du bon dans le clivage.

Alors, si vous n’êtes pas encore rassasié de schémas en tout genre, on peut discuter d’un autre point vraiment important. En théorie si vous lisez sartorialisme, vous devriez savoir ce que sont un droit-fil et un biais mais on va quand même revoir les bases avant d’appliquer cette distinction à nos entoilages. Le tissu a un sens, si on prend le sens parallèle à son côté non découpé (là où on trouve la lisière sur les beaux tissus de grands drapiers) on est dans le droit-fil, si le tissu est à rayure, la rayure va dans le sens du droit-fil. Le droit-fil (sauf s'il y a de l'élasthanne dans le tissu mais comme on est entre gens sérieux ça ne devrait pas arriver), je disais donc, le droit fil ça ne s’élargit pas quand on tire dessus, ça reste comme c’est. Au contraire du biais. Le biais ce n’est pas l’opposé du droit-fil, mais le tissu pris dans un angle de 45° par rapport au droit-fil. Dans cette orientation-là, le tissu a une grande capacité à s’étendre si on tire dessus, il est très malléable.

Cette distinction est très intéressante une fois appliquée à l’entoilage d’un vêtement. Pourquoi ? Parce qu’en choisissant de positionner plutôt les toiles d’entoilage en droit-fil ou plutôt en biais on va avoir un rendu différent, on va avoir un entoilage plus ou moins strict ou plus ou moins souple. On va jouer sur le style de notre pièce (d’ailleurs, j'ai mis des flèches qui indiquent le sens du droit-fil sur les dessins précédents si vous voulez vous faire une idée de la façon dont on place la toile)

Exemple : vous voulez une veste plus légère et malléable, optez pour un entoilage du corps en léger biais (en biais total ça n’aurait aucune tenue faut pas pousser) et une poitrine tout à fait en biais qui sera bien plus malléable, il me semble que Steven Hitchcock sur Savile Row fait plus ou moins ça.

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À l’inverse, vous voulez une veste stricte qui vous tienne et vous fasse paraître puissant, fort et jeune, optez pour un entoilage en droit-fil, ça produira un effet plus strict et conforme à une esthétique plus tenue, c’est le schéma que j’ai présenté en premier.

Je pense qu’on a plus ou moins fait le tour des principaux points à avoir en tête quand on imagine entoiler un devant de veste de façon un peu correcte. Maintenant, on va voir quelques cas particuliers et curiosités en tout genre avant de passer à une conclusion que vous aurez bien mérité.

L’entoilage ça peut être vachement rigolo. Curiosités d’entoilage dénichées çà et là

J’ai un peu parlé dans le paragraphe précédent de l’intérêt de positionner la toile de poitrine en droit-fil ou en biais. Eh bien, figurez-vous que certains ont entrepris de mêler ces deux approches pour arriver au meilleur des deux mondes. C’est sur une veste d’un grand tailleur italien dont j’ai oublié le nom (l’article doit encore être trouvable sur tutofattoamano).

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L’idée est simple. La partie de la poitrine la plus proche de l’épaule voit sa toile (en crin de cheval) être coupée en droit-fil, l’épaule est donc “stricte”. Mais l’autre partie de la poitrine est coupée en biais, donc le bas de la poitrine est plus “malléable”. Très honnêtement, vu le niveau de complication de la chose, je ne sais pas si ça produisait un effet intéressant. J’ai entendu dire que la maison italienne qui faisait ça dans les années 90 ne le fait plus, alors c’est une sorte d’hommage à une pratique disparue.

Une autre curiosité sur laquelle je suis tombé et à laquelle je dois dire, j'ai adhéré assez franchement est le fait d’étendre l’entoilage au niveau du bassin comme sur le schéma suivant :

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Pour comprendre pourquoi on voudrait faire ça, il faut rappeler un concept que j'ai déjà distillé dans cet article quand il s'agissait de parler des revers. En anglais on appelle ça "Law of relative length", je ne connais pas de traduction française mais l'idée est qu’une forme est créée lorsque la longueur d’une surface change relativement à la longueur du reste de cette surface sur une ou plusieurs couches.

Dans notre cas, on va rendre l'entoilage au niveau des hanches plus petit que le tissu du costume. Ainsi, on va forcer le tissu du costume à prendre une forme et à se courber dans le sens des hanches. Au lieu de vivre sa vie et souvent de donner un résultat disgracieux, il va être forcé de rester en place. C'est une excellente application de cette théorie, surtout pour les hanches compliquées et si vous en avez l'opportunité, je vous recommande de tester cela.

Enfin et pour finir, on peut parler de quelque chose qui est, je le crois aussi relativement rare de nos jours, une plaque de toile tailleur en biais dans l’arrière de l’emmanchure. Celle-ci va servir de base et de renfort à la couture de la cigarette qui donne son bel aspect à la couronne de la manche. Voici son schéma :

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Conclusion

Au fond, ce que j’ai essayé de vous dire durant cet article est de ne pas vous arrêter aux typologies toutes faites, aux idées simples ou aux constructions intellectuelles trop répandues et rapides pour être fidèles à la réalité matérielle. L’entoilage, la façon dont il est réalisé, dont il est pensé, dont il émerge dans le travail du tailleur doit se reposer sur l’anatomie, l’envie et le style du porteur comme de la pièce. Il compte infiniment plus que le nombre infini des fioritures grotesques que proposent les salons de mesure industrielle. La beauté de l’entoilage, c'est son adéquation avec le porteur et son corps.

À bon entendeur.